Jubilé Michel Platini France Rest of the World 1988

« On n'a jamais vu ça, et on ne reverra peut-être jamais ça. Tout ce qu'il y a de mieux au monde est là. Un plateau à faire rêver, qui vaut des milliards et des milliards. Mais ce soir, on ne parlera pas d'argent. Seulement de talent, de vrai plaisir... » Marcel-Picot vibrait, Michel Denisot parlait. Canal Plus ouvrait ses ondes à la plus belle des chaînes : celle de l'amitié. Ce lundi de Pentecôte était jour de fête. La fête Platini. Ils étaient effectivement venus, ils étaient tous là. Pelé, Maradona, Zico, Sanchez, Matthaus, Dassaev. Cent trente joueurs au total, coéquipiers d'hier, vedettes d'aujourd'hui, copains de toujours. Cent trente venus refermer gaiement une porte derrière Michel. Avec lui. 23 mai 1988. C'était le jour J. Comme jeu, joie, de Jœuf à Juve. J comme jubilé, quand on boucle cette boucle, quand une carrière défile en accéléré, des premiers coups de pied à l'ultime coup de pompe. Platini voulait ça. Autre chose que ses adieux à la compétition contre Brescia, par un triste dimanche de pluie turinois. La ligne d'arrivée n'était pas encore franchie. Il restait un tour à accomplir. D'honneur.

28 mai 1988

Nancy

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Un an s'était écoulé depuis le Stadio Comunale, et le dernier succès en blanc et noir. Platini était rentré chez lui, dans cette Lorraine qui l'avait vu naître, au premier jour de l'été 1955. Quand le champion, trop pressé, avait manqué de jus, quand le cours de son inspiration s'était tari, il était remonté à la source pour couler des jours heureux, là-bas, près des siens. Il reprenait souvent la route, certes, pour ses affaires, pour sa fondation, pour Canal Plus, dont il était devenu consultant. Mais Michel était de nouveau Lorrain, Nancéien. Il est des racines qu'on n'arrache pas. Depuis son retour, il était remonté à Jœuf, où tout avait commencé.Il avait revu le 7 de la rue Saint-Exupéry, la maison de son enfance, où la porte du garage servait de but. Il avait embrassé la voisine, Marie-Jo Bragard, qui le traitait jadis de « petit démon », avec affection. Il avait fait une halte au café des Sportifs, que son père avait tenu sept ans. C'était le siège du foot. Michel avait alors compris qu'il ne pourrait pas jubiler ailleurs qu'à Nancy, seize ans après y avoir signé son premier contrat, dans une arrière-salle de bistrot. Stagiaire pro, pour 300 francs par mois. Le stade était tout trouvé. La date l'était presque. Après un coup d'œil au calendrier, le 23 mai 1988 faisait l'affaire, question disponibilité et question climat. Le soleil monte quand la saison décline.

Une fois la décision prise, restait à organiser une fête, une énorme fête qui dépassait largement le cadre d'un simple match de football. Une fête dont la recette guichets serait versée à la fondation Platini. Pendant trois mois, trois cent cinquante personnes s'étaient donc affairées pour qu'il ne manque rien ni personne à l'heure dite. L'ancien capitaine bleu avait notamment obtenu le précieux concours de Philippe Angel et de ses copains du Variétés, Jacques Vendroux et Alain Leiblang, passés maîtres dans l'organisation de matches en tout genre, du plus long au plus lointain en passant par le plus prestigieux. Trois rencontres avaient été mises sur pied, pour permettre à tous de jouer : les amis de Michel contre le Variétés, d'abord. La Juventus face à une sélection de Lorraine, ensuite. Et l'équipe de France version 84/86 devant le reste du monde, enfin. Les invitations lancées par Platini étaient très vite revenues, comme autant de paquets cadeaux. Les plus grands ne se faisaient pas un devoir de venir, mais un plaisir. D'autres, non contactés, comme le Brésilien Dirceu, avaient téléphoné chez Michel pour savoir s'il ne restait pas quelques brins d'herbe, un petit coin de libre sur la piste aux étoiles. Le gouvernement soviétique avait même déplacé une journée de championnat pour permettre à Dassaev, Belanov et Zavarov de répondre présent, tandis que le Real Madrid avait remis la fête pour le titre afin de laisser Michel et Sanchez se rendre à Nancy. L'adhésion était totale. Seul Ruud Gullit avait dû déclarer forfait. Il jouait avec la Hollande, le lendemain, contre la Bulgarie, dans le cadre de la préparation pour l'Euro 88.

A trois jours du jubilé, Platini avait pourtant connu une belle frayeur. La Ligue italienne l'avait vilainement pris à contre-pied, en fixant un match d'appui Juventus-Torino à la même heure que son jubilé. Il y allait d'une place en Coupe d'Europe, et le dernier club de Michel avait dû renoncer, la mort dans l'âme, à participer à la fête. Fort heureusement, les Girondins de Bordeaux avaient accepté de remplacer la Juve au pied levé, en un coup de fil, un hochement de moustaches. Pour Michel, sollicité de toutes parts, la Pentecôte avait également été dure à escalader. Le vendredi, il s'était rendu à Paris pour y traiter quelques affaires étrangères, et procéder au tirage au sort de Roland-Garros. Un train l'avait emmené, un bouquin l'avait accompagné. L'histoire d'une saga corrézienne, au début du siècle. Le samedi, il avait repris l'entraînement avevc l'AS Nancy-Lorraine. Quand même. Depuis son retrait, il avait touché quelquefois le ballon. A Bordeaux, pour le jubilé Lacombe, à Wembley, pour un match anniversaire, et à Los Angeles, pour un tournoi d'hiver. Mais il jouait plus souvent devant un filet de 91,5 cm, une raquette à la main. Le foot n'était plus son job, le tennis était son hobby. Le dimanche, il était reparti pour Paris. Retour gagnant. Le gros des stars était là, Maradona et Pelé en tête, pour un lever de rideau costumé et pailleté au Lido. Il y avait alors plus de vedettes dans la salle que de Bluebells sous leurs plumes. 

 A l'heure de la photo souvenir, Johan Neeskens et Johnny Rep ne trouvaient même pas place sur la scène. Ils jouaient dans l'équipe B... La soirée était chouette, sympa, chaleureuse. Et écourtée. Michel regagnait Nancy dans la nuit, cœur léger mais paupières lourdes, histoire de dormir un peu. C'était veille de match. La der des der. Lundi. Le soleil s'était levé sur Platini-Ville. Des trains spéciaux arrivaient des quatre coins de France avec leur lot de spectateurs, tandis qu'un Mercure d'Air Inter amenait le gros des acteurs. Non, pas Maradona. Pour quelques heures de sommeil en plus, Diego avait trouvé limousine à son pied. Place Stanislas, où trônaient un podium et un écran géant, on préparait les festivités du soir, avec les Gipsy Kings et le grand orchestre du Splendid. Car tout se terminerait par des chansons. A l'hôtel Altéa, Platini accueillait ses célèbres invités. Les réceptionnistes ne demandaient pas de noms, mais des autographes. Ils ne tenaient plus un registre, mais un livre d'or. Quand une liste de chambres devient hit-parade. Platini, lui, était premier au top d'une journée non-stop. Sept heures d'antenne sur Canal Plus. La chaîne tenait encore une exclusivité, mais Michel ne voulait pas d'exclus. Il avait demandé, et obtenu, que son jubilé soit diffusé en clair. 

 Pour que nul n'ait le masque, il avait aussi pris la plume. Par un autre canal, celui de l'AFP. Il avait transmis un message plein d'espoir à l'attention de tous les amis du foot, connus ou inconnus. « Cette belle journée est enfin arrivée. Même le soleil, déjà radieux dimanche, a décidé d'être de la partie. Je n'ai jamais eu l'âme nostalgique, mais j'avoue que cela va me faire drôle de retrouver Marcel-Picot, le stade de mes débuts. Et les vestiaires, où j'occupais toujours la même place, près du calorifère. Je vais donc boucler la boucle, longtemps après mes premiers pas sur cette pelouse contre Wittelsheim, en division 3. Et très longtemps après mon premier match de foot. Je m'en souviens encore. C'était Jœuf-Homécourt, en pupilles. J'étais moi-même poussin, et n'avais pas de licence. On avait gagné 9-2. J'avais marqué le huitième et le neuvième, des fois qu'Homécourt revienne... Lundi, les images de toutes ces années défileront peut-être dans ma tête, en accéléré. Mais j'essaierai de goûter le temps présent, comme pour mieux le retenir. Ce sera un match chouette, avec les copains, dans une ambiance de fête. L'un de ces matches sans pression, comme je les espérais quand j'ai embrassé la carrière. Je vais revoir plein de gens que j'ai côtoyés, appréciés. Mes copains lorrains et ceux que j'ai connus depuis, avec lesquels une complicité s'est instaurée. Le football m'a valu bien des satisfactions, mais la vie de groupe est la chose la plus forte que j'en retiendrai. Aujourd'hui, je ne pourrai dire un mot à tous. Ni à ceux que je connais, ni à tous les autres, venus par passion du foot. Je veux simplement les remercier. Merci d'être là car, par leur seule présence, ils aideront ma fondation, que j'ai créée pour rendre à la vie ce qu'elle m'a donné. Merci, aussi, d'aimer le foot comme je l'aime. Un foot que mon fils Laurent commence a apprécier. Je ne le pousserai pas spécialement dans cette voie. Il fera ce qu'il voudra. Mais s'il décide de s'y mettre, je lui tiendrai des mots simples. A lui, à ses copains, à tous les autres jeunes. Soyez passionnés, mais faites-vous d'abord plaisir. Sachez accepter la défaite comme la victoire. Soyez de vrais sportifs. Le foot doit rester jeu, fête. Comme ce soir. » Oui, ce lundi était fête. Et Marcel-Picot revivait. Une semaine plus tôt, il avait refermé ses portes derrière Har-mand, Gava, Foulon, Bruynaert, acteurs d'un Nancy-VA sans but devant 2 657 fidèles. Il les rouvrait pour accueillir Pelé, Maradona, Platini, 40 000 spectateurs et 51 télévisions du monde entier.

Michel était pourtant fatigué. Nerveux, surtout. Dans l'après-midi, il avait voulu s'allonger un moment, chez lui. Deux minutes plus tard, il était revenu au stade. Il ne tenait plus en place. Il fallait le lever de rideau entre l'équipe de ses amis et le Variétés, suivi depuis la tribune TV, pour qu'il redevienne lui-même, chambreur et plaisantin, devant quelques rebonds imprévus, et une forme parfois moins visible que les formes. Le stade était plein depuis les premières heures de l'après-midi. L'ambiance était bon enfant, Aldo et Anna étaient d'heureux parents. Zico arrivait le dernier, en provenance du Brésil, après quatorze heures d'avion. Il avait joué le derby Fla-Flu, la veille, à Rio... Maradona, lui, avançait une bêtise. « J'ai mal à la jambe gauche, je ne sais pas si je vais jouer. » Platini le remettait illico dans le droit chemin, qui mène au terrain. On trouvait aussi une paire de crampons. Ceux de Jean-Pierre Papin.
353 pigeons étaient alors lâchés, un par but signé du maître. Il en comptait en effet 353 à son palmarès, 127 avec Nancy, 82 avec Saint-Etienne, 103 avec la Juventus et 41 avec l'équipe de France. Tout était en place pour le bouquet final, après une présentation à l'américaine. Mélange de ferveur, d'émotion et d'humour. « Bon, le coup franc, tu le veux à quelle distance ? », plaisantait l'arbitre Michel Vautrot. Platini pénétrait pour la dernière fois sur la pelouse de Marcel-Picot, seize ans après ses débuts en D3 contre Wittels-heim (4-1 ), devant 402 spectateurs. Il avait alors marqué trois buts, à la grande joie de deux autres néophytes nommés Moutier et Zénier. Michel avait débuté par un hat trick. Il finissait sur un immense coup de chapeau. Celui du monde. « Cela fait quelque chose de voir un tel joueur partir, avouait Maradona.Il a apporté tant au foot, il a donné tant de plaisir au public. »

 II restait encore quatre-vingt-dix minutes pour ce faire, après le coup d'envoi de Pelé. Et tous s'y mettaient, Français, mondiaux, lors d'une première période riche en exploits techniques. La classe de Maradona et les chaussures de Papin envoyaient ainsi Matthaus au but, pour le reste du monde, tandis que les Bleus retrouvaient leurs sensations, en même temps que leur milieu doré. Gigi, Jeannot, Luis et Platoche. Le jubilaire cherchait naturellement à marquer, bien soutenu par ses partenaires. Mais il trouvait le poteau, sur un ballon brossé, intelligent, signé, ou Pfaff, le clown de service. Il n'y avait plus de pigeon en cage. Ni de but. Le match était toutefois beau, le stade était en fête. Michel éprouvait quelques difficultés en seconde période. « Quand on n'a plus de puissance dans les jambes, quatre-vingt-dix minutes, c'est long... » Mais Bellone, Papin et Francescoli se chargeaient de donner un peu plus de relief à la marque. 2-2. Tout le monde était content. Mais pas au bout de ses surprises. A deux minutes de la fin, le plus grand footballeur français de l'Histoire s'offrait un dernier coup de cœur. Il cédait sa place à son fils Laurent, neuf ans. Image symbolique, tel un passage de témoin. Le petit bonhomme, ailier droit des poussins de l'ASNL, s'en allait alors tirer un corner sous les yeux attendris de son père, puis effectuait un slalom entre des portes mouvantes pour échouer sur Dassaev. Dernière action d'un jubilé inoubliable, à la fois grandiose et simple.

C'était fini. Boniek prenait Laurent dans ses bras, tandis que son père entamait un émouvant tour d'honneur dans un stade debout, toutes voix dehors. « Ce n'est qu'un au revoir, Michel, ce n'est qu'un au revoir... » Chair de poule pour un coq. Platini prenait à son tour le micro. « Merci à tous, merci, merci, merci. » Sanchez le délestait encore d'un maillot, Laurent d'une bise, et c'était tout pour le foot. Pas pour la fête, qui allait se prolonger fort tard dans une discothèque de la ville, le Métro, aussi bondée qu'une rame parisienne aux heures de pointe. Platini était comblé. « C'est le plus beau jour de ma vie. » Le précédent remontait au 1" juin 1972, quand l'ASNL l'avait engagé, quand il avait su qu'il serait footballeur. « Je n'ai aucun regret, si ce n'est que l'âge passe pour tout le monde. Maintenant, c'est fini pour moi. Je rejouerai quelquefois, mais pour les autres, pour des copains qui le demanderont.» Ses copains tous réunis, là, au Métro, dans le coin des flippers. Pendant que Laurent faisait déjà de beaux rêves.