Le
western est mort, vive le western. Si La Horde
Sauvage est aujourd’hui considéré à
juste titre comme un classique, se souvient-on du tollé critique
qui l’a accueilli lors de sa sortie ? ‘Dégoûtant’
– Arthur Knight dans Saturday Review -, ‘Un fleuve
de sang coule entre ce que La Horde Sauvage aspire
à être et ce quelle est en réalité (…)
ces tueries par centaines ne nous apportent rien’ –
Joseph Morgenstern dans Newsweek -, ‘Le plus répugnant
étalage de boucherie que je me rappelle avoir vu au cinéma’
– Judith Crist dans New York (1). Autant d’attaques
caractéristiques de l’incompréhension face à
une utilisation nouvelle de la violence graphique, dans le prolongement
du Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. Mais c’est
parfois aussi le sens même du film qui fut mal perçu.
Voici par exemple ce qu’en disait Jean-Pierre Melville en
1972 : ‘Nous traversons en ce moment une période
de folie dévastatrice en ce qui concerne une des formes les
plus belles du cinéma. Le « spaghetti » a tué
le western. […] Au début du film, quand on voit seize
fois un gros plan de William Holden, suivi d’un gros plan
d’Ernest Borgnine, suivi d’un gros plan de Warren Oates,
suivi d’un plan des trois, suivi de… 16 fois, on ne
peut qu’être effrayé par ce jeu ridicule. Après
la déception que fut pour moi Major Dundee, je ne crois plus
du tout en Sam Peckinpah. […] William Holden, cette outre
à vin et à alcool, avec les yeux abîmés…
C’est affreux de vieillir pour un acteur, je le sais bien,
mais quand on est William Holden, il faut le rester’
(2) Un refus, donc, d’accepter le film pour ce qu’il
est et ce qu’il dit sur l’histoire de son genre et du
pays qui l’a engendré.
Sam
Peckinpah n’a réalisé que trois long-métrages,
et sa réputation est pourtant déjà catastrophique,
en grande partie à cause de Major Dundee
: on dit qu’il est impossible de travailler avec lui et que
ses tournages sont voués à la catastrophe. Son éviction
du tournage du Kid de Cincinnati est d’ailleurs
suivie de plusieurs années d’inactivité. C’est
Kenneth Hyman, directeur de production à la Warner, qui lui
propose un scénario de Walon Green inspiré d’une
idée de Roy Sickner, une vieille connaissance du réalisateur.
C’est également Hyman qui réussit à l’imposer
comme metteur en scène. Il ne dérogera pourtant pas
à sa réputation, renvoyant de nombreux techniciens.
Les délais seront pourtant à peu près respectés,
en dépit de la fusillade finale qui occupera au final douze
des quatre-vingt un jours de tournage. Souhaitant ne pas voir se
renouveler la catastrophe de Major Dundee, il commence
à monter certaines séquences durant le tournage afin
d’éviter au maximum les coupes ultérieures.
Cela ne suffira pas tout à fait à préserver
l’intégrité du film : outre la suppression de
quelques plans d’enfants tués durant la première
séquence, il sera amputé de ses séquences de
flash-back, puis découpé au petit bonheur un peu partout,
parfois même par les exploitants. Curieusement, c’est
une version quasi-intégrale qui sera exploitée en
Europe, ne manquera que le flash-back concernant la mort de la maîtresse
de Pike, épisode réintégré depuis. C’est
cette version qui est fort heureusement disponible aujourd’hui.
‘J’ai fait ce film […] parce que j’étais
très en colère contre toute une mythologie hollywoodienne,
contre une certaine manière de présenter les hors-la-loi,
les criminels, contre un romantisme de la violence […] C’est
un film sur la mauvaise conscience de l’Amérique’
(3) La Horde Sauvage a pour ambition de signer
l’arrêt de mort d’un genre, en le confrontant
à ses contradictions : si les héros du western classique
défendaient la veuve et l’orphelin, durant la révolution
mexicaine les forces américaines se sont rangées du
côté des armées du type de celle du général
Mapache – une analogie pas forcément inintéressante
pourrait d’ailleurs être établie si l’on
regarde ce qui se passait alors au Viêt-Nam. Dès lors,
plus question de manichéisme ni d’embellissement de
la réalité : dans La Horde Sauvage,
tous les personnages sont des brutes sanguinaires.
Déboulonner
les mythes, casser les icônes,… oui, mais dans quel
but ? Car à l’instar d’un Sergio Leone moquant
le western hollywoodien en posant les bases du spaghetti, et par
la même celles d’une iconographie nouvelle, Peckinpah
ne contribue-t-il pas, en racontant la fin pathétique de
ses bandits, à leur conférer un rôle mythique.
Il semblerait qu’à l’origine La Horde
Sauvage devait s’arrêter après la dernière
fusillade, sur quelques plans de vautours cherchant leur pitance.
Et pourtant, le film continue sur les plans élégiaques
et poétiques de Robert Ryan assis contre le mur, et surtout
se conclu par ces portraits célestes des membres de la Horde,
pour une fois heureux en une sorte de Wahlala. Mais dès les
premiers plans du film, ceux-ci entrent dans la légende ;
leur progression au travers de la ville est ponctuellement interrompue
par des arrêts sur image redessinés, leur donnant l’impression
d’être issus d’un journal, voire d’un livre
d’histoire. Car ils sont déjà des figures du
passé, des morts en marche, leur temps est révolu
– leur étonnement face à l’automobile
de Mapache, proche de celle qui sera fatale à Cable Hogue,
est révélateur. Dans un monde où la mitrailleuse
et le fusil à pompe ont intégré le western,
ils n’ont plus leur place. Dès lors, leur itinéraire
au sein du film ne sera qu’une lente progression vers une
issue fatale, progression soulignée par une triple procession
où à chaque fois ils avancent un peu plus dépouillés
: tout d’abord à cheval et revêtus d’habits
militaires volés, révélateurs de leur nature
scélérate, puis à nouveau à cheval,
mais cette fois seulement parés de leurs frusques de hors-la-loi,
et enfin à pied. Mais pour la première fois, ils avanceront
entiers et intègres. Car c’est là le sujet profond
du film. Ainsi que le soulignait la réalisatrice Kathryn
Bigelow, ‘Comme Goya dans sa série des «
Désastres de la Guerre » employait la
gravure pour dévoiler les aspects les plus sombres de la
nature humaine, Peckinpah grave l’écran, l’inonde
de sang pour éclairer son sujet. Son sujet, c’est l’honneur,
ce n’est pas la violence’ (4) Le personnage de
Pike s’est toujours révélé incapable
de protéger les siens : son imprudence entraîne la
mort de celle qu’il aimait – la suppression du flash-back
en question était par conséquent plus que dommageable
pour la bonne compréhension du film -, il élimine
ses complices blessés au lieu de leur venir en aide, bref,
il se révèle incapable de faire « ce qui est
juste ». Son parcours dans le film l’amène à
cette prise de conscience, qui aboutit au regard que lui jette la
prostituée s’occupant de son enfant ; dans ses yeux
pleins de dégoût, il ne voit que le spectre de sa propre
mort. Et sa décision s’impose à lui, tellement
évidente qu’il n’a pas besoin de s’en expliquer
à ses complices. Il n’a qu’à dire
‘Let’s Go’, et tout le reste est superflu
– et comment ne pas trouver William Holden désespérément
émouvant lors de ce gros plan. Ses hommes le suivent, ils
sont parvenus à la même conclusion ; notez d’ailleurs
le sourire d’Ernest Borgnine alors qu’il se relève,
simplement heureux d’être vivant une dernière
fois. Leur marche vers leur baroud d’honneur pour réclamer
la libération d’Angel est d’ailleurs l’une
des plus belles du film, tous debout et dignes au milieu des soldés
couchés et écrasés par la chaleur.
Paradoxe et ambiguïté : après
avoir exécuté Malapache – ou avoir rendu justice,
c’est selon -, Pike et ses hommes auraient une chance de s’en
sortir : les soldats sont pétrifiés par cette action
incompréhensible, anachronique, certains commencent même
à se rendre. Pourtant, un simple échange de coups
d’œil leur suffit pour prendre leur décision.
Celle de disparaître dans un ultime bain de sang, qui s’avérera
être sans doute l’une des batailles chorégraphiées
les plus impressionnantes de l’histoire du genre – plus
de morts à l’écran que de figurants sur le plateau,
certains devant aller faire recoudre leurs uniformes avant d’être
tués à nouveau. Et là se retrouve la métaphore
de l’ouverture du film, qui nous montrait des enfants jetant
des scorpions sur une fourmilière, avant de brûler
le tout – cette idée est un souvenir d’enfance
d’Emilio Fernandez, l’interprète du Général
Mapache. Après avoir entendue cette anecdote, Peckinpah fit
immédiatement venir plusieurs spécimens de scorpions.
Qui
périront comme ses héros, dévorés par
la multitude, et surtout écrasés par des enfants inconscients,
ceux qui miment en jouant la première bataille, qui sont
admiratifs devant les déploiements d’armes et porteront
le coup de grâce à Pike. Symboles d’un monde
naissant et inconséquent, les enfants chez Peckinpah représentent
tout sauf l’innocence. Obsolètes, les hommes de l’Ouest
n’ont plus qu’à s’effacer, en allant là
où l’on voudra bien d’eux. Mais le mythe n’est
plus.
« C’est pas comme avant…
mais ça ira ».
(1) Critiques citées sur la couverture de Bloody Sam.
(2) Rui Nogueira, Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville (Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1996) p. 120.
(3) Propos recueillis par Bertrand Tavernier pour Combat, 16 Octobre 1969, cités par Jean-François Causse p. 63.
(4) Bill Krohn ed., Feux Croisés – le Cinéma Américain Vu par ses Auteurs (1946-1997) (Institut Lumière / Actes Sud, 1997), p. 221
(1) Critiques citées sur la couverture de Bloody Sam.
(2) Rui Nogueira, Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville (Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1996) p. 120.
(3) Propos recueillis par Bertrand Tavernier pour Combat, 16 Octobre 1969, cités par Jean-François Causse p. 63.
(4) Bill Krohn ed., Feux Croisés – le Cinéma Américain Vu par ses Auteurs (1946-1997) (Institut Lumière / Actes Sud, 1997), p. 221
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